L’idée fondamentale de l’unicité de la connaissance apparaît dans les positions de deux acteurs majeurs de l’histoire de la pensée musulmane, dont les œuvres sont encore très lues aujourd’hui. Abû Hâmid Al-Ghazâlî (1058—1111) défend, dans le Libérateur de l’erreur (al-Munqidh min ad-Dalâl), que la certitude rationnelle est accordée par don divin. S’il y a désaccord apparent entre les résultats de la falsafah (la philosophie et la science d’inspiration hellénique) et les enseignements de la tradition religieuse, c’est parce que les philosophes ont appliqué leur investigation en dehors de son domaine de validité, et ont été amenés à énoncer des propositions fausses. Abû-l-Walîd Muhammad Ibn Rushd (1126—1198) affirme, sous la forme du long avis jurisprudentiel (fatwâ) que constitue son livre Le Traité décisif (Kitâb Façli-l-Maqâl), que la pratique de la philosophie et de la science est une obligation religieuse canonique. Pour lui, s’il y a désaccord apparent entre philosophie et révélation, ce sont les ****es religieux qui doivent être soumis à interprétation (ta’wîl), sous peine de tomber dans l’impiété en faisant dire à Dieu des choses manifestement fausses. Les différentes positions des musulmans contemporains face à la science se répartissent selon trois courants principaux, qui suivent toujours, d’une façon ou d’une autre, cette ligne de l’unité de la connaissance.
Le courant majoritaire considère, dans le sillage des réformistes des XIXème et XXème siècles, qu’il n’y a rien d’intrinsèquement mauvais dans la science. L’Occident, qui est actuellement le producteur des découvertes scientifiques, doit être blâmé seulement pour sa vision matérialiste et son indifférence à la morale. Ce que ce courant place sous le nom de science, ce sont essentiellement les sciences de la nature, et non les sciences humaines pénétrées des valeurs anti-religieuses de l’Occident. La science est considérée comme pourvoyeuse de « faits » qui, en eux-mêmes, sont complètement neutres. Ce qui manque à l’Occident, c’est le sens de l’éthique que certains scientifiques occidentaux ont manifesté de façon personnelle, mais qui n’apparaît pas assez, ou pas du tout, dans les sociétés occidentales. Ainsi de grands scientifiques, comme le prix Nobel de Physique (1979) Abdus Salam (1926—1996), ont-ils pu se faire les avocats du développement de la science moderne dans le monde islamique. Ces défenseurs de la science rappellent les heures glorieuses de la grande époque de la science en islam, énumèrent la longue liste des savants musulmans « oubliés de l’histoire », et cherchent à construire un futur en promouvant le rôle émancipateur de l’éducation. Ce courant connaît actuellement un essor considérable, tout en étant, en quelque sorte, détourné à des fins apologétiques. En 1976, un chirurgien français, Maurice Bucaille (1920—) publia La Bible, le Coran et la Science où il étudiait les écritures saintes « à la lumière des connaissances modernes », et concluait à l’authenticité du Coran, en raison « de la présence d’énoncés scientifiques qui, examinés à notre époque, apparaissent comme un défi à l’explication humaine ». L’intention initiale n’était pas d’aborder les rapports entre science et religion en islam, mais de prendre part au débat des orientalistes et islamologues contemporains sur le statut du Coran, en apportant des éléments en faveur de l’authenticité de celui-ci. Cette idée des « preuves scientifiques » de la vérité du Coran fut propagée dans le monde musulman par les nombreuses traductions du livre de M. Bucaille, et amplifiée au point d’occuper une place dominante dans l’apologétique actuelle, où le thème traditionnel de « l’inimitabilité du Coran » (i’jâz al-qur’ân) est complètement réinterprété dans cette perspective de la « science coranique ». Les « savants occidentaux » qui y sont mis en scène reconnaissent dans le Coran les dernières découvertes de la science moderne (cosmologie, embryologie, géophysique, météorologie, biologie), et affirment ainsi la vérité de l’islam. Ceux qui défendent cette position envisagent la science sans se préoccuper de sa vision du monde, ni de ses présupposés épistémologiques et méthodologiques. Certains vont même plus loin lorsque, en sollicitant le ****e sacré pour produire des énoncés scientifiques quantitatifs, comme une mesure très précise de la vitesse de la lumière, ils prétendent fonder une « science islamique » sur des méthodes complètement nouvelles. Or, ainsi que le rappelle le physicien Pervez Hoodbhoy, dans son livre Islam and Science qui s’insurge contre un tel détournement, « specifying a set of moral and theological principles — no matter how elevated— does not permit one to build a new science from scratch ».Pour lui il n’y a qu’une seule façon de faire de la science, et la « science islamique » de la glorieuse époque n’était autre que la science universelle, pratiquée par des scientifiques appartenant à la civilisation arabo-islamique
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